Reporterre | 22 août 2025 | Reportage – luttes

Zadistes, écologistes et antifascistes sont réunis en Allemagne pour tirer les leçons des luttes passées. Alors que le mouvement Ende Gelände fête ses 10 ans, chacun tente de planifier les combats futurs.

Francfort (Allemagne), reportage

Des centaines de tentes se dressent au milieu des arbres et de la pelouse, les gratte-ciel des banques dominent l’horizon. Zadistes, activistes écolos et militants antifascistes se réunissent cette année dans le parc public Grüneburg, en plein cœur de Francfort, la métropole banquière allemande, pour le troisième System Change Camp (« Camp du changement de système »), du 14 au 26 août. Tenues bariolées, coiffures punk et slogans anticapitalistes côtoient ainsi les costumes-cravate des banquiers et employés qui viennent se promener dans le parc, une scène qui fait sourire plus d’un passant.

Le camp climat, tenu chaque été depuis 2022 et dédié à la réflexion autour des luttes écologistes et de gauche, a attiré plusieurs centaines de participants, voire plusieurs milliers, dès ses premiers jours. Alors que l’écologie allemande célèbre les 10 ans du mouvement de désobéissance civile Ende Gelände (EG), les organisateurs du camp ont choisi comme thème « Il est possible de faire l’histoire — et de changer le système ».

« Pour respecter et garder à l’esprit les mouvements qui ont existé ces dernières années et décennies, les succès qu’ils ont remportés, les stratégies qu’ils ont mises en place, mais aussi là où ils ont échoué et en tirer des leçons pour l’avenir », explique Paula Fuchs, 22 ans, l’une des porte-parole du camp.

Des tentes du System Change Camp dans le parc public de Grüneburg, à Francfort. © Philippe Pernot / Reporterre

C’est que le mouvement écolo allemand est en plein moment de réflexion, de creux même. Les sondages indiquent que seulement 53 % des Allemands pensent qu’ils peuvent lutter eux-mêmes contre le réchauffement climatique en 2025, alors qu’ils étaient 69 % en 2021. Un net recul, qui vient confirmer la baisse de popularité de l’écologie dans ce pays qui se voyait pourtant en précurseur de la transition énergétique. La guerre en Ukraine, l’inflation, la sécurité : comme ailleurs, ces thèmes monopolisent l’opinion publique.

« Depuis le Covid-19, nous faisons face à une vague de creux, voire à un véritable backlash [retour de bâton] anti-écologique, notamment avec le gouvernement conservateur de Friedrich Merz, la montée en popularité du fascisme, etc., ajoute la jeune activiste. Certains se demandent comment évoluera le mouvement pour le climat, quelles seront les nouvelles stratégies pertinentes en 2025 et au-delà. »

Des volontaires se partagent les tâches quotidiennes lors d’une assemblée dédiée. © Philippe Pernot / Reporterre

C’est ainsi que le camp est devenu en Allemagne une rencontre incontournable pour nouer des alliances et réfléchir aux luttes, avec un programme autogéré, composé et inventé par les participants eux-mêmes, avec plusieurs dizaines d’ateliers, conférences et tables rondes chaque jour.

10 ans d’Ende Gelände

C’est donc à un exercice d’introspection que se sont livrés les militants présents, notamment ceux du mouvement de désobéissance civile Ende Gelände, connu pour ses actions de blocage de mines de charbon en Rhénanie depuis août 2015. 

« On a tellement vécu et appris de choses en dix ans : je me souviendrai toujours de la toute première action, où on a bloqué et occupé des pelleteuses avec nos corps, c’était tellement puissant », se souvient Max [*], engagé dans le mouvement écologiste depuis 2010 et qui a participé à la création d’EG, dès les premières réunions en 2014.

Il ajoute : « On s’est inspirés de choses qui existaient déjà : les camps climat ont commencé en Angleterre, la tactique des blouses blanches vient d’Italie et la résistance contre le charbon existait en Rhénanie depuis des années. Ce qu’on a réussi à faire, c’est agréger des anarcho-écologistes avec des socialistes et des parlementaires et le reste de la société civile, et créer des images puissantes. »

Plusieurs années d’affilée, des milliers d’activistes vêtus d’une blouse blanche ont pris d’assaut des mines de charbon du bassin rhénan, menant parfois à des actions de sabotage, des occupations et des blocages.

Des tripodes et monopodes se dressent non loin de la zad de Lützerath, en janvier 2023. © Philippe Pernot / Reporterre

Après une série d’actions réussies, le mouvement a subi un grand revers en janvier 2023 à Lützerath, face aux forces de police déployées massivement. Depuis, des plus petites actions ont vu le jour, surtout organisées localement : actions contre le gaz naturel liquéfié, des usines Tesla et contre des rencontres électorales d’extrême droite.

« Le cycle des grandes mobilisations de masse s’est terminé après le Covid et Lützerath, ça laisse une impression de vide. En fait, les activistes sont toujours aussi mobilisés, mais sur des thématiques moins visibles », explique Hanna [*], qui milite depuis une dizaine d’années dans le mouvement.

De nombreux écologistes se seraient ainsi joints aux luttes antifascistes et antimilitaristes, alors que l’extrême droite allemande réalise des percées électorales importantes et que le pays a prévu de doubler son budget de défense en réaction à la guerre en Ukraine.

Davantage inclusif et antiautoritaire

Pour Max [*], ce moment a été nécessaire pour que le mouvement puisse travailler sur lui-même : « On assiste à une grande progression, notamment sur les formes d’actions locales ou sur la Palestine : ce sujet a vraiment divisé le mouvement écolo, mais on voit que ces divisions ont été surmontées par la majorité, on accepte de ne pas forcément être d’accord. »

L’équipe organisatrice du SCC s’est ainsi fendue d’un communiqué dénonçant non seulement l’antisémitisme, mais aussi le génocide à Gaza. Les keffiehs étaient bien visibles sur le camp, ainsi que des slogans propalestiniens : une nouveauté qui a valu aux participants des agressions physiques et beaucoup de critiques venues des médias et partis politiques de Francfort.

Un drapeau palestinien est peint sur une banderole. © Philippe Pernot / Reporterre

Elle-même venue d’Ende Gelände mais devenue indépendante, l’« orga » du camp a introduit des nouveautés afin de le rendre plus inclusif et participatif. Un condensé d’anarchisme y rencontre les luttes queer, antiracistes et antivalidistes : montage et démontage du camp inclus dans le programme, cuisine autogérée par les participants, nouveaux concepts d’awareness (une gestion consciente de soi-même et de l’environnement), d’accessibilité et de sécurité, participants beaucoup plus inclus dans les tâches quotidiennes du camp…

« Notre but est vraiment de créer une vie alternative et désirable en pratiquant l’aide mutuelle, la solidarité et l’inclusivité : tout le monde ici peut avoir de la nourriture, un hébergement et accès à tout, à prix libre », explique encore Paula, la porte-parole du camp.

Les repas sont préparés dans la cuisine autogérée. © Philippe Pernot / Reporterre

« C’est le camp le mieux organisé que j’ai vu, on vit sans argent et avec une empreinte carbone minimale. Il y a une dimension vraiment émancipatrice de pouvoir prendre part à toutes les tâches, même celles habituellement réservées aux hommes cisgenres [1] », se réjouit ainsi Schiggy [*], 21 ans, une activiste française venue au camp avec des camarades de lutte allemands.

Mais elle constate, elle aussi, que le mouvement écolo d’outre-Rhin semble se chercher : « Je vois peu de symboles écolos, on ne parle quasiment pas de décarbonisation, même dans le programme il y a finalement assez peu de contenus sur l’environnement — on voit qu’il y a un essoufflement, espérons qu’il y aura un nouveau boom dans le futur. »

Vers un renouveau ?

Un espoir que confirme Jule Fink, porte-parole d’Ende Gelände : « Nous organiserons une nouvelle action de masse l’été prochain, et participerons à de nombreuses luttes cet automne et hiver. »

Le mouvement, qui a organisé une fête d’anniversaire pour ses 10 ans en privé, compte ainsi bien relancer la dynamique des années pré-Covid. « On a vraiment pris le temps de se demander ce qui a bien ou moins bien marché. On voit par exemple que les gens sont de nouveau prêts pour de grandes actions à l’échelle nationale, alors que les actions décentralisées ont un résultat plus mitigé, même si c’était important de le faire », précise-t-elle.

Jule Fink, porte-parole du mouvement écologiste Ende Gelände. © Philippe Pernot / Reporterre

Une fois de plus, le gaz naturel sera la cible du mouvement, alors que le gouvernement allemand a lancé 50 nouveaux projets gaziers — de terminaux off-shore en mer du Nord jusqu’à du fracking (fracturation hydraulique, la technique utilisée pour extraire le gaz) en Bavière. « En partie grâce à nos actions, la société allemande a compris que le charbon était antiécologique, et le gouvernement a annoncé la sortie du charbon en 2038. Mais le gaz naturel, c’est un mensonge tout aussi sale, et nous voulons le bloquer », annonce-t-elle avec détermination.

Inspirés par Les Soulèvements de la Terre, l’eau et l’agriculture seront aussi au cœur des luttes futures, selon elle. Rendez-vous l’an prochain.

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